Société des Etudes Voltairiennes

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Lumières - novembre 2020

lundi 9 novembre 2020

"Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne, et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.
Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son zèle, mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron."

On trouve chez Voltaire la dénonciation d’actes de fanatisme dans toutes les sociétés, à toutes les époques : des Hébreux aux hindous, des catholiques et des calvinistes aux musulmans. En filigrane, le philosophe déiste souhaitait voir les hommes réunis autour d’une même croyance en la divinité, au-delà des divergences superficielles des noms et des rites, une divinité au service des hommes, et non des hommes au service d’une divinité. On a lu ici un court extrait de L’Ingénu (1767), où l’on voit un jeune homme naïf et vierge de toute éducation se faire potentiel coupeur de nez et d’oreilles après avoir été confronté à la Bible sans aucune aide à la lecture. Si le prieur, son oncle, se trouve « charmé de ces bonnes dispositions » et de son zèle fanatique, l’Ingénu trouve heureusement en lui-même ce bon sens et cet esprit critique qui le font certainement revenir de son « enthousiasme » premier.
Il est des auteurs et des textes qui engagent plus que d’autres dans la défense de la liberté d’expression et surtout dans l’exercice nécessairement indépendant de l’esprit critique. Les textes des Lumières sont de ceux-là, et l’acte effroyable contre Samuel Paty affecte tout particulièrement les enseignant.e.s-chercheur.se.s qui au quotidien étudient les textes de Voltaire et tentent d’en faire comprendre la démarche.
Avec eux, grâce à eux, il s’agit de contester les simplifications et les raccourcis de tous bords, de remettre de l’épaisseur et de la perspective dans les énoncés, de rappeler des contextes qui interdisent d’assigner à tel ou tel énoncé, à tel ou tel événement, une signification univoque mais tellement satisfaisante pour les esprits paresseux et avides d’assigner une couleur et une valeur définitives aux êtres et aux choses.
Le travail effectué au quotidien à l’université doit permettre d’envisager cette complexité, promouvoir l’instabilité, la réversibilité et les limites des arguments, faire préférer l’intranquillité des doutes face aux certitudes réconfortantes et au manichéisme des opinions qui ne mènent qu’aux extrémismes.
La Sorbonne, « lieu symbolique de l’esprit des Lumières et de l’enseignement » (Le Monde, 21/10) ? On rappellera qu’elle fut justement le lieu de la négation même de toute liberté de penser pendant des siècles, et l’un des lieux de contestation des Lumières au nom de la religion ! Mais il est heureux qu’elle soit aujourd’hui l’endroit où ait pu être célébré l’hommage à Samuel Paty. Rappeler cela, ce n’est pas adhérer à un quelconque autre bord du débat, c’est effectuer la démarche critique qui est au fondement du travail universitaire.
« Il ne tient qu’à vous d’apprendre à penser », disait Voltaire (Dictionnaire philosophique, art. « Liberté de penser »). Il savait aussi que les combats sont longs et incertains, mais qu’ils valent la peine d’être menés quand il s’agit de défendre une société dans laquelle chacun.e doit avoir sa place.