Société des Etudes Voltairiennes

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L. Gil, "Les illustrations de Kehl" (4)

mercredi 2 février 2011

Partie II – Illustrer contes et romans

Pour étudier ce deuxième aspect de la fonction de l’illustration – l’art d’agrément –, j’ai choisi la partie la plus célèbre de l’œuvre gravée de Moreau le Jeune consacrée à Voltaire, les vignettes illustrant les romans, que nous appelons aujourd’hui contes philosophiques, aux volume 44 et 45 de l’édition in-8°. Reproduites dans toutes les éditions scolaires, ces vignettes ont fait le tour du monde, signe de l’universalité des valeurs philosophiques et humanistes portées par les contes de Voltaire et superbement illustrées par Moreau. Elles sont datées de 1782 à 1787. C’est ici qu’il faut mentionner un événement fondamental dans la carrière de l’artiste : le Dessinateur du Cabinet du roi obtient le 25 septembre 1785, à sa demande, un congé de six mois pour réaliser un rêve, le voyage d’Italie, véritable pèlerinage que tout artiste se doit de faire pour accomplir sa formation. Il revient en 1786. Les commentateurs ont relevé alors un tournant fondamental dans le style de Moreau, accusant le voyage d’avoir provoqué un retour à l’académisme, au néo-classicisme. Sous l’influence de cette « révélation », les vignettes de Voltaire auraient perdu toute expressivité et viseraient désormais au grand, au tragique, à une noblesse prétentieuse des décors et des figures, avec notamment l’apparition du nu majestueux. Selon les critiques unanimes des monographies que j’ai pu consulter, l’illustration devient alors déclamation violente et glacée. Je tenterai ici de montrer, à travers quelques figures de la tragédie tout d’abord, puis des romans, qu’il n’en est rien. L’illustration des romans se fait essentiellement après le retour de voyage, à l’exception d’une figure de L’Ingénu, réalisée en 1782, des deux figures de Zadig et de celle de Memnon, toutes trois datées de 1784.

Pour la tragédie, on notait une alternance de décors monumentaux, d’éléments de paysage naturel, à la végétation abondante. Certaines figures étaient statiques, majestueuses, d’autres étaient en plein mouvement, animées par une vivacité expressive. Moreau y représentait une diversité conforme aux figures du théâtre, à la pose des acteurs. À partir de 1786, à son retour d’Italie, l’artiste conserve une esthétique variée et expressive, qui programme une lecture dramatisée des textes de Voltaire. Il réalise deux autres figures pour L’Ingénu et une figure pour L’Homme aux quarante écus en 1786 et, pour finir, il illustre Le Blanc et le Noir, Candide et La Princesse de Babylone, dont les figures sont parmi les plus célèbres. Le réalisme des figures de Candide, la finesse raffinée de celles de L’Ingénu ou de La Princesse de Babylone, le mouvement et l’expressivité des caractères esquissés par le dessin n’ont rien à envier à ses travaux d’avant le voyage.


Adaptation du texte voltairien, la vignette amplifie et développe le propos en suggérant une représentation d’éléments non écrits, comme c’est le cas pour l’illustration du conte Memnon, où l’artiste ajoute des éléments au décor et au récit.

Dans d’autres cas, comme pour la troisième estampe de Candide, où l’artiste illustre la rencontre et le dialogue entre Candide, Martin et le nègre de Surinam, la vignette adhère exactement au texte dont elle reproduit les détails.

En ce qui concerne la lecture de ces textes, le cas de Candide est exemplaire d’une lecture militante de l’œuvre, qui programme un discours des Lumières, sur un mode anthologique et discontinu, faisant de chaque vignette l’emblème d’un des combats philosophiques. Si les illustrations du chapitre 1 ou du chapitre 9 sont surtout narratives, la vignette qui illustre le chapitre 19 (ci-dessus), inaugure une emblématisation du discours voltairien. Moreau fait de la dénonciation de l’esclavage une véritable icône, qui révèle à la postérité le caractère engagé du discours voltairien.

De même, la figure du chapitre 3, Candide fuyant le théâtre des horreurs de la guerre, de la « boucherie héroïque », est devenue une figure autonome, au fort pouvoir affectif, incarnant, au véritable sens du terme, non seulement l’épisode et la dénonciation de la violence et de la guerre absurde, mais l’ensemble de l’épopée de Candide, son caractère, sa posture innocente, son voyage et sa fuite éperdue en quête du « meilleur des mondes possibles ». Tout cela est présent dans cette vignette qui concentre tout le talent de Moreau et tout l’art de Voltaire, véritable miniature de l’œuvre complète, supplément génial et fécond que Voltaire n’aurait certainement pas renié et qui donne toute sa valeur à la première édition complète de ses œuvres, imprimée à Kehl.

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